Le terme Schizophrénie est né en 1911, il y a cent ans cette année.
Jusqu’à la moitié du XIX/19ème siècle, il n’y a pas de réel regroupement catégoriel de cette affection, comme elle est nommée à cette époque.
C’est donc à la moitié du XIX/19ème siècle que débutera mon exposé. On voit les auteurs commencer à isoler une nouvelle catégorie dans leur classification.
En 1863, est nommée paraphrénie par Ludwig Kahlbaum, médecin à Berlin, la démence que certains jeunes patients présentent.
Il étaiera cette catégorie diagnostique par celle de la catatonie, en 1874 et celle de l’héboïdophrénie, en 1889 (5).
En 1899, Emil Kraepelin, psychiatre allemand, va introduire la dementia praecox, dans la 6ème édition de son Traité de psychiatrie (5).
La démence précoce apparaissait déjà dans les éditions précédentes de ce Traité de psychiatrie mais toujours comme une des formes composant des affections plus générales, les processus dégénératifs puis les processus démentiels.
C’est donc dans la 6ème édition que la démence précoce est isolée. Elle est définit comme une psychose chronique, le terme de psychose a alors 50 ans et commence à apparaitre dans le champ médical et psychiatrique.
La démence précoce de Kraepelin est caractérisée par des troubles intellectuels et affectifs qui apparaissent chez l’adolescent ou le jeune adulte.
Kraepelin souligne avant tout le caractère évolutif et déficitaire de cette psychose qui tend vers l’effondrement psychique et la désagrégation de la personnalité : la démence. Cette démence est indispensable au diagnostic, mais également incurable selon lui. Il renforce par là le discours des aliénistes, encore majoritaire à l’époque, et valide, par ce pessimisme face à l’évolution de la démence précoce, l’enfermement asilaire (4).
Kraepelin distingue trois formes principales dans la démence précoce, s’appuyant, en partie, sur les travaux de Kahlbaum. Ces trois formes sont :
- la forme hébéphrénique, marquée par des troubles du langage importants et des phénomènes régressifs tels que l’infantilisme et la passivité
- la forme catatonique, caractérisée par des manifestations psychomotrices particulières telles qu’une forte excitation ou de la stupeur, évoluant vers la confusion puis la démence
- et la forme paranoïde, où l’on retrouve hallucinations, délires et atteinte du sentiment corporel
La nosographie de Kraepelin s’est complexifiée et affinée au fil des années et des éditions de son Traité mais elle s’est également éloignée de la psychopathologie.
L’origine de la démence précoce n’est que peu abordée sous le prisme de la psychologie ; l’organicité, l’endogénéité priment.
Comme étiologie à la démence précoce, Kraepelin propose une autointoxication par des substances d’origine sexuelle, sans apporter toutefois beaucoup plus de précisions (4).
La nosographie de Kraepelin peine à s’imposer en France, et plus généralement, dans la psychiatrie francophone, héritière de l’intérêt pour une analyse psychologique, depuis que celle-ci a été introduite par Esquirol un siècle plus tôt.
Et nous allons le voir, la genèse de la démence précoce n’est pas le seul point de désaccord que soulève les auteurs francophones : l’évolution démentielle catégorique chez Kraepelin ne fait que peu d’adeptes.
Dix ans après l’apparition de la Dementia Praecox dans la classification kraepelinienne, Eugène Bleuler va proposer le terme de schizophrénie.
Bleuler, psychiatre Zurichois et praticien depuis une trentaine d’années, exerce, à cette époque, à la tête de la clinique universitaire du Burghölzli à Zurich.
Il crée, en 1911, le terme de schizophrénie, issu du grec Schizein, qui signifie fendre, et Phren, l’esprit.
Il introduit ce terme pour la première fois au traité d’Aschaffenburg et le présente dans son ouvrage La démence précoce ou le groupe des schizophrénies (5).
Avec la création de ce nouveau terme, Bleuler marque une rupture avec la conception de démence précoce de Kraepelin.
Selon Bleuler, le critère d’évolution vers la démence identifié par Kraepelin ne peut pas être un critère fondamental du diagnostic. Si démence il y a, elle est pour Bleuler apparente, résultat d’une perte de contact avec la réalité. Et « dans bien des cas, il n’y a ni démence, ni précocité. Des formes plus légères [rentrent] dans le même cadre » (1).
En mettant en évidence la perte de contact avec la réalité, Bleuler lève le poids de l’incurabilité de la schizophrénie.
Mais la rupture avec Kraepelin est aussi d’ordre étiologique : Bleuler opère un retour à la psychopathologie, il recherche le processus à l’origine de la schizophrénie.
A cette époque, il dit vouloir « appliquer les idées de Freud », les idées de la psychanalyse, à la démence précoce (5).
Il définit un processus psychogène de la schizophrénie, qu’il nomme la Spaltung psychique. Spaltung, en français, certains l’ont traduit par dissociation, mais également par scission, discordance ou encore clivage.
Cette spaltung, Bleuler la considère en 1911 comme le processus primaire correspondant à la scission des fonctionnements psychiques en complexes indépendants, scission responsable des troubles des associations et de l’altération de l’unité de la personnalité.
Les symptômes que l’on peut rencontrer chez les personnes schizophrènes tels que l’incohérence de la pensée, le détachement de la réalité, la prédominance de la vie intérieure – sur laquelle Bleuler s’est grandement penché et qu’il a proposé de nommer autisme – ou encore l’activité délirante, ces symptômes seraient des réponses et des tentatives d’adaptation secondaires du Moi à cette Spaltung (4).
Bleuler propose ainsi une lecture psychanalytique des symptômes schizophréniques. Il utilise les notions de déplacement, de condensation, de symbolisation, ou encore de retrait narcissique pour analyser le contenu des délires et des manifestions des patients qu’il rencontre dans sa clinique. Il étaye également son analyse de l’autisme par les similitudes qu’il reconnait avec le travail du rêve.
Il émet également l’hypothèse d’une Zerspaltung, processus précédent la Spaltung même. La Zerspaltung serait un déficit primaire, une désagrégation du processus mental.
Ce déficit est-il la conséquence d’un trouble organique ou le résultat d’une charge affective insupportable ? La question se pose encore pour Bleuler en 1911.
Si Bleuler dit appliquer les idées de Freud à la schizophrénie, qu’en dit Freud lui-même?
Le terme de schizophrénie ne convenait pas à Freud. Il propose, en 1914, dans son texte « Pour introduire le narcissisme », face aux diagnostics de démence précoce et de schizophrénie, de désigner « ces malades du nom de paraphrènes » (2).
Dans ce texte, il se penche sur le rapport à la réalité des personnes « paraphrènes » et propose l’explication que le détournement de l’intérêt pour le monde extérieur est à concevoir comme le résultat de la suppression de la libido aux objets et du retour de cette libido sur le moi propre.
L’année suivante, en 1915, Freud rédige l’article « L’inconscient » de son ouvrage « Métapsychologie » et complète ses propos. Dans ce texte, un changement s’est opéré et Freud utilise le terme de schizophrénie (3).
Freud émet l’hypothèse d’un refoulement qui aurait conduit à ce détachement de la libido aux objets, tout en précisant que ce refoulement serait différent de celui à l’œuvre dans la névrose.
Les symptômes tels que la récusation du monde extérieur, le surinvestissement du moi propre, l’apathie concordent avec l’hypothèse de l’abandon des investissements d’objets. Mais pour Freud, cela concorde aussi avec une inaccessibilité thérapeutique et une inaptitude au transfert.
Je rappelle cependant que Freud, à l’époque, affirmait ne « vouloir ni élucider ni approfondir le problème de la schizophrénie » (3).
Notons, et poursuivons la lecture de Freud. Toujours dans sa Métapsychologie, Freud remarque la modification du langage que présentent les personnes schizophrènes : désorganisation des phrases, mode d’expression recherchée et maniérée laissent apparaitre un discours insensé. En faisant un parallèle avec le travail de rêve, Freud en arrive à la conclusion que si chez le schizophrène, l’investissement des objets et des choses disparait, l’investissement des représentations de mots qui s’y rapportent et fondent le langage est maintenu : le schizophrène traiterait les mots comme des choses, les investissant pour tenter de regagner les objets (3).
Freud indique la direction aux cliniciens : porter attention au langage, à la parole du patient. Le laisser nous enseigner ce que ses mots nous disent de sa structure psychique.
Et les successeurs de Freud, du moins certains, ont relevé le défi de suivre cette direction.
Mais j’en reviens pour l’instant à Bleuler qui, au fil de l’avancement de ses travaux, va s’éloigner de la théorie psychogène de la schizophrénie et introduire nettement la primauté de facteurs biologiques.
En 1926, se tient à Genève, le 30ème congrès des médecins aliénistes et neurologistes de France et des pays de langue française.
Bleuler y énonce, et nous remarquons son changement de cap, que : « La schizophrénie est une maladie physiogène [même si] la plus grande partie des phénomènes manifestes, comme les illusions des sens, les délires et la conduite extérieure, dépendent directement d’influences et de mécanismes psychiques » (1).
Le processus primaire est donc physiologique, Bleuler en est certain mais n’avance pas pour autant d’hypothèse quant à la teneur de ce processus.
Il insiste également : les symptômes secondaires sont d’origine psychique ; leurs contenus découlent des craintes, désirs, fantasmes inconscients du patient.
Cette question du biologique et du psychique dans la genèse de la schizophrénie est encore aujourd’hui d’une grande actualité.
A partir des années 1920, la schizophrénie n’est plus enfermée dans son incurabilité. Les traitements physiologiques et pharmacologiques de la schizophrénie ainsi que les prémices de traitements psychothérapeutiques apparaissent.
Les premiers traitements physiologiques que l’on voit naître, à la clinique de Burghölzli, encore une fois, sont les cures de sommeil, déclenchées par des barbituriques. Elles seront abandonnées dans les années 50 mais déjà, dans les années 30, leurs seront préférées les cures de chocs (4).
Dans un premier temps, ces chocs sont hypoglycémiques, provoquées par l’administration d’insuline. Ce traitement est appelé cure de Sakel, du nom du médecin autrichien qui l’a conçue.
Peu après l’instauration de cette cure, Sakel expérimente celles des électrochocs. Celles-ci seront, à leur tour, délaissées rapidement car inefficaces chez les schizophrènes. Elles continueront par contre, aux vus de leurs effets, à être employées pour traiter la dépression mélancolique (4).
A la même époque, une forme de psychochirurgie fait son apparition, menée aux Etats Unis par Walter Freeman qui opère des lobotomies en série ! Les résultats de sa démarche sont loin d’être probants et suscitent de nombreuses critiques. Ce traitement sera rapidement écarté, mais non sans amorcer un intérêt pour l’anatomophysiologie cérébrale, aujourd’hui toujours d’actualité à la lumière des techniques d’imagerie cérébrale, très éloignées de celle, dévastatrice, du pic à glace de Freeman (4).
Dans les années 50, la découverte des neuroleptiques et de leurs effets sédatifs et anti-hallucinatoires vont représenter une avancée considérable dans le traitement des personnes schizophrènes et dans l’atténuation de certains de leurs symptômes.
En 1952, est employé, à Paris, à l’hôpital Saint Anne, un dérivé de la phénothiazine, connue depuis la seconde guerre mondiale pour ses effets sédatifs. Les essais démontrent un effet anti-hallucinatoire important chez les patients présentant une forme paranoïde de schizophrénie (4).
Les études portant sur les neuroleptiques, complétées par les celles menées sur les substances psychotropes telles que la mescaline, le LSD et le haschich – dont les effets rappellent les manifestions symptomatiques de la schizophrénie – vont permettre de faire l’hypothèse d’un modèle biochimique : l’hypothèse dopaminergique de la schizophrénie, émise par Snyders en 1976 (4).
En parallèle, des études génétiques sont menées mondialement. Il est noté que les personnes schizophrènes ont plus que les autres, dans leur famille, des personnes schizophrènes elles-aussi. L’hypothèse d’une hérédité génétique pointe alors et les études relatives à cette question mettront en avant une large contribution des facteurs génétiques dans l’expression de la schizophrénie.
Mais jusqu’à aujourd’hui, la recherche génétique n’a pas permis d’isoler de façon collégiale des gènes responsables de l’apparition de la schizophrénie.
De même, l’ensemble des recherches à ce jour ne permet pas de conclure à un modèle satisfaisant des processus « organiques », « cérébraux » qui seraient à l’origine de la schizophrénie.
Mais ce colloque n’est pas celui de généticiens ou de neurologues, bien que l’avancée de leurs travaux nous concerne de prêt et qu’en tant que professionnels, nous leur portons la plus grande attention.
Je vous propose de reprendre là le cours de l’histoire.
Nous l’avons vu, le début du XXème siècle est marqué par la rencontre de la psychiatrie et de la psychanalyse, rencontre portée, entre autres, par Eugène Bleuler.
Je ne m’étendrais pas sur les développements psychanalytiques au sujet de la schizophrénie, je pense que nous y reviendrons dans la journée.
Je choisis plutôt d’aller voir à côté, tout en restant dans le champ de la psychiatrie.
Reprenons à partir des années 1970. La psychiatrie évolue mondialement, empruntant des chemins nettement distincts.
Ce qui suit en présente un aperçu.
Aux Etats-Unis, Georges Bateson ouvre l’Ecole de Palo Alto et s’intéresse de près à la schizophrénie et aux relations familiales des personnes schizophrènes. L’Ecole élabore son modèle de la communication et y insère la théorie de la double contrainte dans son explication du développement de la schizophrénie (4).
Toujours aux Etats-Unis mais également en Europe, la psychanalyse continue d’être une référence principale dans le champ de la psychiatrie, tant dans l’étiologie des pathologies que dans leur traitement psychothérapeutique. De nouvelles formes de psychothérapie, à destination des schizophrènes, inspirés, selon ceux qui la développent, de la psychanalyse, se multiplient : psychothérapies de groupe, familiale ou institutionnelle se développent.
En Italie, on souligne l’inefficacité de la psychanalyse et de la psychiatrie : l’ensemble du système psychiatrique est remis en question : c’est le mouvement de l’antipsychiatrie. En 1978, les hôpitaux psychiatriques du pays ferment.
En France, la psychiatrie de secteur est instaurée entre 1960 et 1970, modifiant considérablement la prise en charge public des patients psychotiques et particulièrement, des patients schizophrènes. Les grands hôpitaux psychiatriques sont remplacés par des unités d’hospitalisation plus petites, intégrés aux hôpitaux régionaux. Les structures ‘hors les murs’ apparaissent, proposant accueil, activités thérapeutiques, psychothérapies mais aussi suivis sociaux et éducatifs.
Je le répète, tout cela ne présente qu’un aperçu de la psychiatrie et de sa prise en charge des schizophrènes à travers le monde, occidental qui plus est. Mais il est facile de remarquer que les systèmes étiologiques, diagnostiques et thérapeutiques de la schizophrénie abondent. A l’époque, l’Association Mondiale de psychiatrie dénombre 16 systèmes diagnostiques de la schizophrénie différents.
Devant tant de diversité, l’Organisation Mondiale de la Santé intervient au congrès mondial de psychiatrie qui se tient à Hawaï en 1977 pour recommander à l’ensemble des sociétés psychiatriques internationales d’établir une classification compatible avec celle de l’O.M.S.
Cette Classification Mondiale des Maladies ou C.I.M est révisée pour la 9ème fois en 1979.
L’Association Américaine de Psychiatrie suit les recommandations de l’OMS et publie, l’année suivante, en 1980 la 3ème édition de son Manuel Diagnostic et Statistique des troubles mentaux, qui contient 292 catégories diagnostiques (4). Cette classification se veut épurée, selon ses auteurs, de toute forme de dogmatisme, de toute théorie étiologique et, on le remarque, de toutes traces historiques concernant les troubles mentaux, puisque c’est le terme qu’utilise ce manuel.
Le DSM-III se contente de décrire ces troubles.
Nous savons le succès qu’a connu et que connait encore actuellement le DSM.
La question que soulève le succès du DSM est bien la question de la visée du diagnostic. En médecine, le diagnostic est la démarche qui vise à déterminer l’affection dont souffre le patient pour permettre de proposer un traitement. Le diagnostic s’appuie sur la recherche des symptômes et des causes étiologiques de l’affection.
C’est une démarche ! Ce n’est pas une étiquette, ni un code, rigide, mais une démarche clinique et dynamique, hypothèse au début, puis diagnostic établi, peut-être, par la suite. C’est un outil pour que le clinicien se repère, mais ce n’est en aucun cas une fin, en soi.
Le diagnostic s’articule avec la clinique, la rencontre avec le patient.
C’est d’ailleurs cette rencontre qui nous réunit aujourd’hui.
Bibliographie